Sur l’aile Mercure de France
L’avis de l’éditeur
Le jour où Raphaël découvre sous le toit de sa maison les nids de centaines de pigeons aux ailes argentées, sa vie bascule. Veuf et inconsolable, il projetait de se suicider depuis des années : les pigeons vont le sauver. La douceur du duvet, la palpitation vitale des petits corps fragiles opèrent sur lui une fascination magique. Lorsque Lila, sa fille, décide de renouer avec lui, elle trouve un ermite qui vit dans un colombier et dont la maison est une ruine… Elle ira de surprise en surprise.
Avec un style inimitable, où le réalisme et l’onirisme se mêlent étrangement, Régine Detambel tisse une histoire singulière et campe des personnages atypiques et très attachants.
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Dit par l’auteur
Un extrait
« Raphaël eut encore la force de lever les mains vers son visage. Quelque chose gênait sa mort. C’était un courant d’air. Il reconnut que les carreaux de la fenêtre étaient cassés. Il était resté absent quatre ans. Il était rentré la veille du jour de neige. Il était en train de se pendre, au lendemain de ce jour de neige, et le froid empêchait son mourir de prendre ses aises. Il avait manqué à la maison plusieurs années. Il n’y avait plus ni eau ni électricité. Il faisait très froid et les vitres étaient brisées. Un froid de loup. Vous avez répété votre numéro chaque jour. Comment imaginer qu’il vous faille maintenant abandonner la corde qui vous pend, comme tant de toreros qui ont fui la corne du taureau et vomi de peur sur le sable de l’arène ? Inadmissible. Qu’y a-t-il de plus brave qu’un homme heureux en plein mort ?
Le froid s’intensifiait. Le vent souffla. Il sentit qu’on tentait d’attirer son attention. D’abord il crut que c’était la neige. Il crut que la neige entrait par un trou du toit.
Des tuiles étaient cassées.
En fait de neige, en fait de Saint-Esprit, c’est la nouveauté continue du duvet qui vole.
Des pigeons.
A l’aplomb de Raphaël, dans chaque tuile au-dessus de la poutre, des centaines d’oiseaux dont le dessous des ailes est argenté.
Des nids de pigeons. Quatre ans de couvées. Quelque chose comme deux cents bêtes.
Des pigeons bleus, si loin de lui dans l’échelle des êtres et tellement plus vivants.
À ce moment-là, le présent revient et le réel reprend ses droits. Raphaël desserre la corde. Il saute sur le lit comme s’il venait tout simplement de passer un quart d’heure à se mortifier par pure hygiène corporelle et spirituelle. L’extrémité de la corde caresse l’édredon en tournant comme un pendule. Et lorsque Raphaël, pour la décrocher, escalade la poutre comme un pont suspendu, ce sont des battements d’ailes ininterrompus.
Raphaël s’agenouille sur la poutre, sous le toit, au milieu du champ de pigeons et approche son visage pour mieux sentir leur parfum. L’espace d’un instant, le poids de toutes ses années sans joie le fait s’incliner vers la terre ; il tremble, comprenant pour la première fois combien il a été malheureux.
L’instant d’après, il se sent libéré. C’est terminé et pour toujours, ça n’a jamais existé. Des larmes de gratitude ruissellent sur son visage. Chaque fois qu’il respire, le duvet des pigeons emplit ses poumons et le fait tousser. Il a changé et il le sait. Il y a dans cette pluie de plumes une splendeur qui sèche le malheur presque instantanément.
Le lendemain matin, Raphaël emballa sa corde dans du papier kraft et la jeta sous le lit, puis il retourna au travail. Ce premier monde était une forme sans forme une pile confuse un mélange difforme d’abîmes un abîme un tas mal entassé. Heureusement, au retour, les pigeons rabattirent le ciel sur la terre et il put fermer les yeux.
Aussitôt qu’il s’approchait du colombier improvisé dans les combles et qu’il prenait dans sa main un oiseau, il avait le sentiment physique d’une voile qui se gonfle. Désormais Raphaël ne voyait pas plus son passé que s’il avait appartenu à un monde infrarouge et son oreille n’entendait rien que les roucoulements, ici et maintenant. Les roucoulis, le frottis de millions de plumules contre des millions de plumules, le bain revigorant du pigeon dans l’air, l’extraordinaire pouvoir de récupération que stimulent ses coups d’ailes. Et c’est tout.
Jusque-là je m’étais fait croire que j’aimais les voyages, l’avion sur fond d’azur, être contre le hublot. Mais tu trimballes toujours ton écorce avec toi, et même devant le pic le plus extraordinaire, tu es là tout pareil, avec tes manières habituelles d’éprouver le chaud et le froid, comme à la maison, et tout ça n’est que poudre aux yeux. Mais l’absence du pigeon de son casier, c’est un espace vide tout d’un coup, ça c’est du voyage. Tu n’es plus là, tu es ailleurs, le pigeon a emporté ton âme et te fait voir du pays. Les pigeons reviennent toujours ou bien ils ne reviennent pas. Tu en élèves cinq cents pour ne pas en attendre un seul. Les pigeons rythment ma vie. Leur vol, leur chant, leurs accouplements, leurs naissances, leur mort. C’est bon à regarder. Avec les rythmes du jour et de la nuit sous mon toit, les pontes et l’heure du grain. Je ne vis pas dans un lieu, je vis dans un temps qui bat. C’est à cette seule condition que la vie m’est vivable. Viens là, viens, viens, ma petite ouvreuse d’horizons.
Espérant étouffer ses pensées conscientes dans le bruit des ailes et recréer le vacarme assourdissant d’un océan, Raphaël installa son matelas dans le colombier. La nuit, ses oreilles et sa peau restaient constamment ouvertes aux bruits, aux piaillements, aux lumières intenses de la lune dans les plumes d’un bleu d’argent. Aux vibrations, aux battements, aux volètements, aux crissements. Ses oreilles et sa peau ne refusaient aucun signe vibratile venu des pigeons. Raphaël prit l’habitude des folles oscillations autour de lui, comme s’il était lui-même le carrefour autour de quoi tourbillonnaient les oiseaux, le centre à partir de quoi tout bifurque, le pivot même du pigeonnier. Palpitation incessante, déployée comme des ailes. Les pigeons dans leur casier font battre le cœur par leur art de voler vite. Et Raphaël, cette petite constellation humaine brune, est maintenant si lié au monde gris et bleu, ils sont tous deux si intimement unis d’une même existence que rien ne se passe dans le monde des plumes grises qui n’ait sa solution ou sa réponse dans le monde des cheveux bruns. Et inversement.
Un colombier est une immense réserve de calme, de consentement confiant et d’accord.
Entre les attaques, Raphaël montait voir ses pigeons, il montait sur un pigeon, il s’asseyait sur une aile, il s’enfonçait dans le duvet, il décollait. Il suffisait qu’il y ait un pigeon sur lequel se poser pour traverser l’abîme. Tout ce qu’on demande, c’est la levée d’écrou. On devrait apprendre à vivre davantage dans les colombiers. Quand on y dort, les pigeons deviennent vos frères de rêve. Un frère de rêve a le don d’entrer dans vos rêves, comme on irait en visite, et de participer à tout ce qui s’y passe. Il peut même en infléchir le déroulement. Les pigeons avaient secouru Raphaël attaqué par le loup rouge. Les pigeons avaient étranglé le fauve qui s’était évanoui en fumée et Raphaël avait été délivré du cauchemar pour toujours. Raphaël se calme aux plumes des pigeons. S’en frotte le visage, c’est si doux. Il éternue. C’est si doux.
Il est comme Elie au mont Horeb : pour ce simple souffle sur la joue, tu oublieras ton père et ta mère.
Tu oublieras ta fille.
Tu oublieras toutes les femmes. »