Petit éloge de la peau Gallimard / "Folio 2 €" (n° 4482)
Description
La peau est notre interface entre le dehors et le dedans. De tous les organes des sens, c’est le plus vital. On peut vivre aveugle ou sourd, mais sans l’intégrité de la peau on ne survit pas. À l’intersection du moi et de l’autre, elle est un lieu d’échanges infinis avec le monde extérieur. Tout à la fois fragile comme un voile et solide comme une muraille, elle rougit ou frisonne. Peau à jouissances, elle est aimée et caressée, par la mère, par l’amant, elle nous édifie, et nous donne la confiance en nous. On est bien dans sa peau. Peau à souffrances, elle dit, dans sa nudité, tout le dépouillement de l’être humain et sa faiblesse. Masquée, tatouée, peinte, parfumée ou maquillée, elle porte inlassablement des messages et des codes à voir ou à toucher. Blanche, noire, métissée, nous avons tous la même peau : une sublime enveloppe qui, à force, se ride et vieillit. Mais on tient à sa peau.
Il est encore des sociétés où la peau humaine tient lieu de littérature. Elle est alors papier, qu’on orne de signes, peau-parchemin. Et, sans doute, les livres que nous écrivons, et que perpétuent les bibliothèques, sont ce même discours à fleur de peau, même s’il semble détaché cette fois du corps de l’auteur.
Depuis Caïn, qui porta au front une tache d’infamie, jusqu’à Antonin Artaud, brûlant et trouant le papier pour lui faire rendre gorge ; depuis Gustave Flaubert, hanté par le personnage du lépreux, jusqu’à La Peau de chagrin d’Honoré de Balzac ; depuis le supplice chinois du dépècement, minutieusement décrit par Octave Mirbeau, jusqu’aux écorchures de l’enfance chères au Nabokov de Lolita ; depuis les tatouages de Tanizaki jusqu’à l’expérience de la caresse infinie des femmes maories, que rapporte Segalen ; depuis les rides de la grand-mère de Marcel Proust jusqu’au célèbre paradoxe de Paul Valéry : « Ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, c’est sa peau » ; depuis le papier porte-voix du philosophe Derrida jusqu’aux poèmes de Bernard Noël ; depuis La Princesse au petit pois d’Andersen jusqu’aux journaux de l’américaine Sylvia Plath en passant par La Démangeaison de Lorette Nobécourt, tous les écrivains sont des écorchés vifs, qui rapportent inlassablement que l’aventure humaine est affaire d’épiderme.
Mais la peau se prête également aux images : du retable d’Issenheim à Francis Bacon et Lucio Fontana, en passant par le plafond de la Sixtine, Bonnard, Beuys, et les films de Masamura, elle est aussi l’obsession des plasticiens ou des cinéastes…
Dit par l’auteur