Opéra sérieux

Opéra sérieux Actes Sud

Parution 5 mars 2014 pour l’édition de poche (Babel n°1234 – 6,70 €)

Edition originale parue le 4 avril 2012
Sélectionné par les libraires FNAC, opération TALENTS.
Sélectionné pour le Prix de la Ville de Deauville 2013. Ce prix, organisé dans le cadre du Salon Livres & Musiques, récompense les ouvrages évoquant la musique.

 

Résumé
Fille du ténor préféré du compositeur Janáček, Elina Marsch, née en 1926 dans une famille juive, grandit en compagnie des maîtresses de son père, cantatrices célèbres dont elle apprend l’art de la séduction et tout un répertoire d’airs de folie et de mort avant de connaître les vicissitudes de la guerre et ses horreurs et de s’enfuir en Amérique. Roman de la voix divine qui fascine, apaise ou terrifie, Opéra sérieux fait entendre le chant même des lointaines Sirènes.

Détails
Elina Marsch est la fille du ténor préféré du compositeur Janacek. Juive née en 1926, elle connaîtra les vicissitudes de la guerre et ses horreurs, avant de s’enfuir en Amérique. Nature fragile et mystérieuse, Elina grandit en compagnie des maîtresses de son père, cantatrices célèbres dont elle apprendra l’art de la séduction et tout un répertoire d’airs de folie et de mort.
Mais plus que l’histoire d’Elina Marsch, Opéra sérieux est le roman de la voix d’Elina, d’une voix qui fascine, apaise ou terrifie. De cours de chant en premiers concerts, son jeune organe doit d’abord se plier à un rigoureux travail de discipline technique, où il puisera les plus envoûtants de ses sortilèges.
Car la jeune femme a bien une voix divine. Par le cristal de ses aigus, cette diva fera tomber à genoux les amateurs d’opéra, elle les séduira, elle les ensorcellera. Et son chant pourrait bien se révéler aussi dangereux que celui des Sirènes, signant la perte des marins malheureux qui succombaient à leur appel.
La voix humaine reste un grand mystère. Qu’est-ce que cette vapeur qui séduit ? Qu’est-ce que cette chose sexuée que nous proférons, cette pulsion de vie ou de mort que nous portons au devant de nous, vers les autres ? Comment les Sirènes tuaient-elles ? Quelles énigmes de vie ou de mort recèlent les voix, tantôt cruelles, tantôt consolatrices ?

Un peu de presse
Igor Capel, Le Canard enchaîné
« Elina Marsch peut maintenant accomplir son destin de tragédienne — et de criminelle. Ce destin, Régine Detambel l’accompagne en musicienne, elle aussi capable d’entendre, au quart de ton près, ce chant des Sirènes qui s’est insidieusement glissé dans l’oreille de son héroïne. Sans se laisser dominer ni ’empoisonner’ par son personnage, elle parvient à composer, dans une forme libre et ramassée, et dans une langue tout en nuances, un puissant conte cruel… qui ferait un excellent livret d’opéra. »

Pierre Maury, Le Soir de Bruxelles
« Transposer le chant dans l’écriture s’apparente à la quadrature du cercle. Comment les mots parviendraient-ils à faire ressentir le souffle, les mouvements intimes du corps, la mélodie ? Beaucoup d’écrivains s’y sont essayés, la plupart ont échoué. La performance de Régine Detambel dans Opéra sérieux mérite l’attention soutenue grâce à laquelle on entre avec elle en communion avec Elina Marsch, de sa naissance à sa disparition en passant par la formation, la gloire et la chute. Ce qu’on appelle un destin dramatique, secoué par les événements historiques et transfiguré par la musique. »

Christine Ferniot, Lire
« Ce texte est une tragédie noire où l’auteur joue avec le cristal des aigus et la chaleur des graves. Elle nous apprend à bâiller, à écouter et à entendre. Cette fable d’une intensité dramatique et d’une force poétique infinies nous dit tout de la naissance à la mort, jusqu’à l’ultime ‘flaque de lumière intense’ qui, pour Elina, deviendra le symbole de la folie, dans un monde blanc, sourd et silencieux. »

Extrait
« Il n’est de voix divine que de femme. Et même en ce siècle de putréfaction de la métaphysique, la petite n’en est jamais privée parce que les maîtresses du ténor Marsch, toujours le chant aux lèvres, ne cessent pas de lui faire entendre la partition paradisiaque qui berce les enfants dans l’unique membrane des ventres, son toucher immatériel, son art d’effleurer, son contact plus léger qu’une tangence. Nuit et jour la maison résonne des sons minces et graciles de leur voix de tête penchée sur le petit lit, que la gosse s’empresse de convertir en l’appel fascinant du ventre de la morte, sachant bien qu’elle joue avec le feu, les petits enfants sont des risque-tout, toujours sur le fil du délicieux rasoir de se perdre dans des retrouvailles perpétuelles avec le Ventre, de s’enclore de nouveau, de se diluer, de s’abolir dans les vibrations qui viennent de la gorge comme d’une poche ardente.
De ce côté-là, impossible de trouver plus cuisant et plus accueillant à la fois que la berceuse absurde et effrayante du chant de mort d’Isolde. Le coeur de la petite se met à battre dans sa tête, elle est saisie d’une sorte de vertige, sa bouche s’entrouvre sur ses incisives encore dentelées, et en même temps une énorme tranquillité. La chambre s’obscurcit, elle est heureuse comme si elle était déjà morte. Son petit lit, la fenêtre, le coffre à poupées, le chien Zapf, elle ne les voit pas de ses yeux, c’est une voix, une voix douloureuse et très haute qui suscite en elle ces images, une voix captivante où il n’y a rien à comprendre, dont il n’y a rien à conclure.
Le temps ne passe plus. Le temps est figé. La petite s’est dessiné une montre sur le poignet. Le temps égrène des minutes de chair pure. Car la voix qui monte de ses fonds a été créée pour altérer, séduire, empoisonner, pour tuer sans laisser de traces. Elle la fait tomber à genoux avec un coup au coeur, et malgré tout pleurant de pures larmes de plaisir insensé et de joie. »

Le point de vue de l’auteur
La voix humaine reste un grand mystère. Qu’est-ce que cette vapeur qui séduit ? Qu’est-ce que cette chose sexuée que nous proférons, cette pulsion de vie ou de mort que nous portons sous forme d’ondes physiques, vibratoires et tactiles, au devant de nous, vers les autres ? Comment les Sirènes tuaient-elles ?
Pascal Quignard est l’un des auteurs qui a le plus profondément traité de la voix. De plus, il est à mes yeux un lien irremplaçable entre la littérature ancienne, dont nous n’avons pas encore entendu tous les mythes, toutes les énigmes et les épaisseurs de sens, et notre époque qui semble avoir perdu le contact avec un certain obscur. Avec Boutès (Galilée, 2008), Quignard a rappelé qu’il y a une autre approche du chant des Sirènes que celle, biaisée, méfiante, rationnelle, trop rusée, trop intelligente, d’Ulysse. On sait que les navigateurs qui passaient le long d’une certaine côte bouchaient leur oreilles avec de la cire pour ne pas périr d’avoir été attirés par le chant des Sirènes. Même Orphée, le musicien, n’avait rien voulu entendre d’elles. Ulysse le premier souhaita écouter leur chant, avec les précautions qu’on sait. Seul Boutès sauta, dit Quignard.
Je ne connaissais pas Boutès. Mais aussitôt rencontré par la lecture, je n’ai eu de cesse d’écrire un livre sur la voix chantée, un autre livre sur la voix, devrais-je dire puisque La Chambre d’écho (Le Seuil, 2001) est déjà l’histoire d’une relation amoureuse devenue exclusivement téléphonique et portée donc par la voix parlée, chuchotée, « haletée », « gémie », en tout cas technologiquement déformée par la liaison téléphonique.
Opéra sérieux est donc un roman entièrement dévolu à la voix. Elina Marsch, soprano et diva, en est l’héroïne. Orpheline, ayant perdu sa mère à la naissance, elle est élevée par les maîtresses d’un père ténor, qui « ne cessent pas de lui faire entendre la partition paradisiaque qui berce les enfants dans l’unique membrane des ventres, son toucher immatériel, son art d’effleurer, son contact plus léger qu’une tangence. Nuit et jour la maison résonne des sons minces et graciles de leur voix de tête penchée sur le petit lit, que la gosse s’empresse de convertir en l’appel fascinant du ventre de la morte, sachant bien qu’elle joue avec le feu, les petits enfants sont des risque-tout, toujours sur le fil du délicieux rasoir de se perdre dans des retrouvailles perpétuelles avec le Ventre, de s’enclore de nouveau, de se diluer, de s’abolir dans les vibrations qui viennent de la gorge comme d’une poche ardente. De ce côté-là, impossible de trouver plus cuisant et plus accueillant à la fois que la berceuse absurde et effrayante du chant de mort d’Isolde. »
Car les cantatrices sont évidemment des Sirènes, et aucun Ulysse ne se rend jamais à l’opéra. En revanche, celles et ceux qui sont assis à la Scala sont tous des Boutès, fous de cette très ancienne aimantation sonore, et « totalement irréciproque », des corps ! Chez la Reine de la Nuit, comme chez les Sirènes, la voix domine la parole et la rend secondaire, la voix désintègre la signification des paroles. Et nous met en danger. Créatures du liquide amniotique maternel, les Sirènes de tous bords invitent à une régression infantile, à une dissolution dans la béatitude de notre préhistoire. Car la voix, en tant que réalité sonore, est toujours une transition, un lien, de soi à soi et de soi à l’autre, et en cela un violent activateur des investissements de l’imaginaire. La voix apparaît dans ce cri poussé par l’enfant à la naissance. Elle apparaît avec son premier souffle, le voilà physiquement séparé, entité propre. Mais en remplacement de ce cordon ombilical rompu s’inscrit tout de suite un autre type de cordon, plus immatériel, la voix. La voix devient un cordon ombilical symbolique. Chez le mélomane, l’inclusion sonore prendra le relais de l’inclusion par le ventre maternel. On peut mourir d’écouter à l’état pur !

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Entretien sur les voix, la pratique de la musique, le goût de la radio, avec quelques anecdotes à propos de la genèse d’Opéra sérieux

Pourquoi cette thématique de la voix ?

Tout ce qui est lié à la voix m’intéresse énormément : que ce soit la voix naturelle ou la voix amplifiée, samplée, retravaillée par l’électronique ; les parlers, toutes les sortes de chuchoter, le fredon, la résonance, la voix de tête, de nez, de poitrine ou la voix perçue dans la vie foetale. La voix est le phénomène le plus riche du monde. Elle véhicule du psychanalytique, du musical, du poétique, de l’affectif, du politique, de l’esthétique, du littéraire, du rhétorique, du sexuel, et toute la joie du corps aussi, la joie de bien respirer, de bien articuler sa vie. Le bonheur de se vider, puisque seule l’expiration produit la voix. La voix humaine reste un grand mystère. Notre larynx est un objet éminemment sexuel. Qu’est-ce que cette vapeur qui séduit ? Qu’est-ce que cette chose sexuée que nous proférons, cette pulsion de vie ou de mort que nous portons sous forme d’ondes physiques, vibratoires et tactiles, au devant de nous, vers les autres ?

Aux premières pages du roman, vous vous saisissez du romanesque du premier cri. Pourquoi ?
Opéra sérieux commence à la naissance d’Elina Marsch, à son premier cri, qui s’élève à l’unisson du chant d’une cantatrice, sur la scène de l’opéra de Brno, de l’autre côté de la rue. Ce qu’il y a dans le premier cri me parle infiniment, c’est ce premier cri que le chant retravaillera sans cesse. Notre premier cri, c’est l’angoisse la plus originelle, on est soudain arraché au milieu aquatique dans le même étrange saut par lequel autrefois des êtres vivants sont sortis de leur milieu primitif, et sont passés dans l’air. On rejoue la scène de l’évolution. En émergeant à ce monde où il doit respirer, le nouveau-né est d’abord littéralement étouffé, suffoqué. C’est ce qu’on a appelé le trauma — il n’y en a pas d’autre —, le trauma de la naissance, qui n’est pas séparation d’avec la mère, mais aspiration en soi d’un milieu foncièrement Autre, dit Jacques Lacan, dans le Séminaire sur l’angoisse. Le traumatisme de la naissance est donc moins l’horreur d’une expulsion dans un monde inconnu, hors de la chaleur de l’univers matriciel, que l’étouffement, la suffocation, l’invasion au plus profond de l’être de ce qui lui est d’abord radicalement étranger : l’air à respirer. L’angoisse est une affaire de souffle. Et le chant aussi. C’est pourquoi j’ai voulu les lier intimement dans ce roman.

Elina Marsch est-elle une Sirène, capable de tuer ?
Les Sirènes sont ces êtres intermédiaires, qui ne sont jamais tout à fait sortis de l’eau, et jamais tout à fait brutalement emplis d’air, comme nous. Elina Marsch est en effet un genre de Sirène, pas tout à fait de ce monde. Le chant d’Elina Marsch est, à mes yeux, notre première expiration, notre premier cri, contenant tout l’effroi de venir au monde. Le chant est toujours une expiration. Le premier cri est l’expiration héroïque de cette première goulée d’air, hallucinante. Mais, malgré sa folie, le chant d’Elina Marsch est surtout l’exercice de la voix comme bonheur d’être dans l’air, comme acceptation cette fois de ce Tout-Autre. Chanter c’est oser faire de la glisse sur le Tout-Autre !

La voix est-elle notre identité ?
Oui, ma voix c’est moi. Une laryngite défigure bien plus sûrement qu’un pansement sur l’oeil. Même pour une artiste comme Orlan, dont le visage est indéfiniment défiguré, refiguré et remaniable, hybride, la voix en revanche est intouchable. Elle dit : «L’image que j’ai de moi a toujours été basée sur ma voix. J’ai une voix très spéciale, qui vibre à l’intérieur. Elle m’apporte une grande sécurité, et je ne la changerai jamais.»
C’est vrai que notre voix nous apporte la sécurité. Elle crée autour de nous une bulle, un igloo, une petite cabane. Elle figure le volume qui nous est nécessaire pour vivre.
Au fond les vrais hybrides, bien plus qu’Orlan, sont ceux qui ont réellement un corps extraordinaire et artificiel, sont les laryngectomisés. Eux ne trichent pas, leur voix vient vraiment de leur estomac, leur parole est oesophagienne : après l’intervention chirurgicale, Georges Perros ne disait plus « lire » un texte, mais « roter des pièces de Molière ». Il faut beaucoup réfléchir à cela. À cette santé et cet équilibre absolu que représente notre voix.

Chantez-vous ?
J’ai reçu une éducation musicale, depuis ma toute petite enfance. Flûte basse à la cathédrale de Metz dans une Cantate 147 inoubliable ! Puis à partir de treize ans, Conservatoire de Montpellier pour la flûte alto. Mais peu de passion et absolument pas le goût de me produire en public ! Et surtout j’étais une interprète médiocre, incapable de m’améliorer par la répétition du morceau, parce que j’inventais toujours autre chose. Je n’ai jamais réussi à NE jouer QUE ce qui était inscrit sur la partition. Le machinal m’effrayait, ce savoir mécanique me faisait fuir. Mais ce qui me reste et ce qui compte aujourd’hui, c’est que j’ai appris ces langues que sont l’harmonie, le solfège, ces syntaxes très particulières et qu’on n’oublie jamais quand on écrit. Et puis mon adolescence a été affectivement meublée et soutenue par mes cahiers de guitare. Des partitions recopiées, des paroles de chanson avec les accords correspondants écrits au-dessus des mots en rouge. Ça me parle encore aujourd’hui, quand j’écris une phrase, il m’arrive de me demander si je la chanterais plutôt en do mineur ou en mi majeur septième. Le mariage des mots et des accords était tout à fait naturel à cette époque. La phrase n’allait pas sans un mouvement des doigts de la main gauche se posant sur les cordes. La guitare m’a apporté vraiment beaucoup de réconfort. Très tard encore, vers trente ans, je possédais une dizaine de guitares, amplifiées ou non. J’avais joué sur scène au festival de rock méditerranéen organisé dans l’Hérault, un petit blues, avec mon groupe, Quidam. J’ai abondamment raconté ces expériences dans un recueil de nouvelles pour la jeunesse, aujourd’hui épuisé, qui s’intitulait Solos.
J’ai aussi été choriste, adolescente. Je me suis même produite avec les Cantarelles en concert à l’Opéra-Comédie de Montpellier, avec un répertoire de chansons plutôt folkloriques. J’en garde un souvenir à la fois embarrassé (il y avait un uniforme, une jupe longue !) et ébloui.
Le choeur est une magnifique utopie, une cité idéale, sans hiérarchie et en harmonie totale. Chaque voix n’a d’importance que portée et soulevée par les autres. Et il y a des moments très intenses, quand une note se forme, une note énorme qui vrille les tympans, et qui est composée de toutes les voix des autres. C’est l’acmé du plaisir de chanter.

Y a-t-il une littérature du chant, dont vous vous seriez inspirée pour Opéra sérieux ?
Le texte qui m’a touchée, c’est Une mémoire démentielle, de Louis René des Forêts, dans le recueil La chambre des enfants. C’est la première fois que je lisais un texte sur la voix. Un vrai texte, je veux dire. Non pas de ces évocations qui utilisent le vocabulaire des critiques musicaux, avec des qualificatifs éculés désignant la voix : lumineuse, puissante, froide, timbre affligé d’un vibrato trop accentué, timbre sans véritable séduction, velouté, rondeur, un médium robuste, la couleur sensuelle, une ligné savamment modulée, les sons manquent d’éclat ! Non, Louis René des Forêts entre dans la tête de son enfant choriste, dans sa piété, dans la découverte extraordinaire de la ferveur, dans la spiritualisation de la pulsion, quand sa voix survole à présent de très haut le choeur, avec des mots très différents. Et il se demande comment « comment une circonstance aussi ordinaire (le chant collectif qui est de pure routine dans une maisons d’éducation chrétienne) a pu produire un effet aussi décisif ? » Cela, je l’ai vécu aussi, dans mon corps, à l’école. Expérience irremplaçable.
Pascal Quignard a beaucoup écrit sur la musique. J’avais découvert avec passion ses réflexions sur la mue masculine. Il prétend que s’il y a si peu de femmes compositeurs, c’est qu’elles naissent et meurent dans le même soprano indestructible, tandis que le garçon, lui, connaît les affres de la mue, et la perte de son aigu… Avec Boutès, Quignard a rappelé qu’il y a une autre approche du chant des Sirènes que celle, biaisée, méfiante, rationnelle, trop rusée, trop intelligente, d’Ulysse. On sait que les navigateurs qui passaient le long d’une certaine côte bouchaient leur oreilles avec de la cire pour ne pas périr d’avoir été attirés par le chant des Sirènes. Même Orphée, le musicien, n’avait rien voulu entendre d’elles. Ulysse le premier souhaita écouter leur chant, avec les précautions qu’on sait. Seul Boutès sauta, dit Quignard. Je ne connaissais pas Boutès. Mais aussitôt rencontré par la lecture, je n’ai eu de cesse d’écrire un livre sur la voix chantée, un autre livre sur la voix, devrais-je dire puisque La Chambre d’écho (Le Seuil, 2001) est déjà l’histoire d’une relation amoureuse devenue exclusivement téléphonique et portée donc par la voix parlée, voire chuchotée, « haletée », « gémie », en tout cas technologiquement déformée par la liaison téléphonique.
Car les cantatrices sont évidemment des Sirènes, et aucun Ulysse ne se rend jamais à l’opéra. En revanche, celles et ceux qui sont assis à la Scala sont tous des Boutès, fous de cette très ancienne aimantation sonore, et « totalement irréciproque », des corps ! Chez la Reine de la Nuit, comme chez les Sirènes, la voix domine la parole et la rend secondaire, la voix désintègre la signification des paroles. Et nous met en danger. Créatures du liquide amniotique maternel, les Sirènes de tous bords invitent à une régression infantile, à une dissolution dans la béatitude de notre préhistoire. Car la voix, en tant que réalité sonore, est toujours une transition, un lien, de soi à soi et de soi à l’autre, et en cela un violent activateur des investissements de l’imaginaire. La voix apparaît dans ce cri poussé par l’enfant à la naissance. Elle apparaît avec son premier souffle, le voilà physiquement séparé, entité propre. Mais en remplacement de ce cordon ombilical rompu s’inscrit tout de suite un autre type de cordon, plus immatériel, la voix. La voix devient un cordon ombilical symbolique. Chez le mélomane, l’inclusion sonore prendra le relais de l’inclusion par le ventre maternel.

Quel(s) opéra(s) écoutez-vous ?
Je n’aime pas les rossignols, ni les voix ornées. En fait, ma diva, dans Opéra sérieux, est une espèce d’hybride des quelques grands personnages de la scène lyrique qui m’accompagnent. Yma Sumac, dont j’avais entendu le nom pour la première fois adolescente dans une chanson de Françoise Hardy, et puis Marian Anderson, une contralto. Et puis la Malibran. J’ai été fascinée par l’histoire de l’éducation de Maria Malibran, formée par son père. La Malibran était un mezzo-soprano, avec une voix étonnante de puissance et de flexibilité. Elle était née en 1808, fille aînée du célèbre ténor espagnol Manuel García, créateur du rôle d’Almaviva, dans le Barbier de Séville de Rossini. Elle débuta sur scène à l’âge de six ans, puis étudia le chant avec son père, qui lui imposa un entraînement impitoyable. Terrorisée, elle atteint, dit la légende, à la perfection, mais traumatisée par les tortures paternelles elle considérera toujours sa propre voix comme un ennemi à soumettre. C’est un peu que j’ai repris dans Opéra sérieux. La voix d’Elina Marsch lui échappe. Elle lui est très extérieure, très étrangère. De quoi alimenter sa folie. Faire travailler quelqu’un, soumettre sa voix, c’est du biopouvoir, de la biopolitique. Dans Opéra sérieux, j’écris que Elina Marsch n’est pas le seul filon d’or sur le marché. Elle sympathise avec des fillettes dont les parents surveillent jalousement la gorge, en espérant qu’elles deviendront un jour des divas, veillant à la croissance de leur larynx, sans cesse visité, comme à leurs seins, et beaucoup plus qu’à leurs seins. Le larynx est l’organe sexuel qui donne au chant toute sa personnalité, une petite concavité imbibée d’hormones attisées, à qui il faut éviter tout forçage et toute distension, exactement comme un hymen. Les petites choristes se sont plus souvent rendues chez le laryngologue que chez le gynécologue. On a même accusé de viol un professeur qui faisait chanter trop aigu. La soeur aînée du ténor Marsch, installée à Bristol, est féministe. Elle affirme que, dans moins de trente ans, la race des divas se sera éteinte, les femmes auront enfin eu la force de refuser l’exploitation des cartilages de leur gorge comme objets sexuels.
Chez les hommes, j’aime les voix extrêmes, basse ou falsettiste. La voie avait été ouverte, dès la fin 1940, par Alfred Deller, qui, le premier, avait remis à l’honneur l’art délicat du falsetto. En n’utilisant que partiellement les possibilités des cordes vocales, cette technique de chant parvient à obtenir, au prix d’un volume sonore réduit et d’une moindre richesse de timbre, un aigu d’une pureté irréelle et des vocalises d’une légèreté divine. Grâce à Deller va émerger une première génération de falsettistes – pour lesquels les notes élevées n’appartiennent pas au registre habituel de leur organe – et de contre-ténors – leur voix naturelle est celle d’un ténor léger –, spécialités communément regroupées sous l’appellation de haute-contre.

De qui d’autre vous êtes-vous inspirée pour le personnage d’Elina Marsch ?
Elina Marsch, née en 1926, est une cantatrice hybride, formée de bribes de la vie des cantatrices nées autour des années 1920, et que j’admire. Renata Tebaldi, Teresa Stich-Randall, Joan Sutherland, Christa Ludwig, Régine Crispin, Marilyn Horne, Victoria de Los Angeles…
Dans les voix travaillées de l’opéra, mes préférées sont les excentriques, celles qui se détournent de leur but, qui évitent le bel canto. Par exemple celle de Cathy Berberian, qui s’est attaquée, avec son compagnon compositeur Luciano Berio, à l’utilisation académique de la voix, pour explorer le domaine des cris et des chuchotements, explorer toutes les possibilités de la voix humaine, toute l’étendue des capacités expressives de la voix : bruits, onomatopées, claquements de la langue sur le palais, claquements des lèvres, voix parlée, Sprechgesang, voix chuchotée, cris, rires, résonances diverses de la cavité buccale… Je recommande l’écoute de Stripsody, de Cathy Berberian. La partition ressemble à une bande dessinée. Et l’album The many voices of Cathy Berberian. Dans MagnifiCathy, elle interprète des chansons des Beatles. J’aime toute particulièrement sa reprise de A ticket to ride de McCartney et Lennon.
Berberian tire profit de l’intégralité des sons que la voix peut produire, libérant un matériau d’une richesse et d’une sonorité étonnantes, où le cri, le rire et les interjections se combinent en un nouveau langage d’une grande puissance dramatique. Elle recourt aussi bien à des mots inventés qu’à des éclats de mots, inventant le parlando susurré alterné avec des gémissements lointains, le tout semblant émaner d’une voix désincarnée. Un prodigieux foisonnement sonore avec cependant des éléments traditionnels : trilles, trémolos, ornements, et aussi des imitations d’instrument : glissandos, sforzandos à l’intérieur d’un son, auxquels Berio lui fait ajouter des effets plus inattendus : tapements de main sur la bouche, claquements de langue ou de bouche. Sans compter la palette des rires. Ce théâtre parlé-chanté m’a beaucoup inspirée pour Opéra sérieux. Mêle si Elina Marsch chante surtout des airs communs (excepté Schönberg), elle vient tout de même, dans ma tête, de lieux beaucoup plus excentriques et contemporains !
Dans la tradition du bel canto, j’aime beaucoup Teresa Stich Randall, une soprano mozartienne, la coqueluche de Arturo Toscanini. J’admire vraiment la froideur désincarnée de son chant, une voix totalement épurée, presque abstraite. Ni colorations, ni nuances, translucide, pas d’émotion ni vibrato, c’est la voix la plus humaine que je connaisse, lavée de la saleté affective, comme disait Alice, l’héroïne de Son corps extrême ! Elle a chanté Pamina, la fille de la Reine de la Nuit, dans la Flûte enchantée, son air le plus célèbre est Ach, ich fühl’s, es ist verschwunden, littéralement Ah je le sens, elle est évanouie, à jamais évanouie la joie de l’amour. C’est un air de tristesse et de chagrin. Pamina croit que Tamino ne veut plus lui parler. En vérité il a fait voeu de silence. La voix contre le silence obstiné de l’autre. Parler à quelqu’un qui ne répond pas. Chanter vers ce qui ne répond pas. C’est ce qu’il y a de plus beau !

Quelles voix préférez-vous ?
Sans doute la voix parlée. La fabrication actuelle des voix chantées a été saisie par le sport, le chant est un sport de compétition. Aux voix muscularisés des athlètes quasi olympiques de la scène s’oppose la puissance vitale de la voix parlée, discrète dans ses prestations, déroutante dans ses succès, soucieuse de ne rien offrir de trop voyant.
Sur la scène de l’opéra, les voix sont devenues martiales, victimes d’un entraînement sportif fondé sur la souffrance et sur des exercices souvent localisés à des groupes musculaires précis, et opérant par séries et comptages, à la manière d’une chaîne de montage, abdominaux, diaphragme, etc. À l’inverse de l’art chinois de « nourrir sa vie », qui préserve la santé et exalte les énergies, en évitant soigneusement la dépense immodérée et l’exténuation physique, l’entraînement du corps en Occident oblige les athlètes (vocaux comme sportifs) à se développer d’une façon absolument contraire à l’entretien de la vitalité. C’est que ce sport-là empêche le sujet de s’oublier peu à peu en redevenant pure activité spontanée, en confondant son naturel à la grande Nature.
Le sport occidental comme l’opéra occidental est toujours un forçage. Il y a bien plus de calme dans une belle voix parlée.
J’ai un rapport très fort à la radio. Depuis que j’ai vingt ans, c’est-à-dire depuis bientôt trente ans, j’ai écouté France Culture quasiment toute la journée. Ce n’est pas tellement le contenu, c’est que ces voix me nourrissaient. Et pas n’importe quelles voix. Mais des voix capables de dire quelque chose avec une singularité particulière, bien différentes, ces voix, des sirops sans sucre qu’on entend sur les autres radios. Des voix qui pensent en parlant, des voix intelligentes, dans lesquelles est passée l’énergie du chercheur. J’aime tout ce qu’il y a dans ces voix et dont j’avais fait personnellement l’expérience, en passant de l’autre côté du micro, avant 2000, quand j’étais productrice de ma petite émission sur France Culture, la Comédie des mots.
L’écoute de la radio (d’une certaine radio créative) s’apparente à l’acousmatique de Pierre Schaeffer, c’est une écoute invisible. Il paraît que Pythagore a imaginé un dispositif original d’écoute attentive, en se plaçant derrière un rideau pour enseigner à ses disciples, dans le noir, et dans le silence le plus rigoureux. Cela développait ainsi la technique de concentration de ses disciples. C’est l’effet que me faisait France Culture, quand j’avais vingt ans. C’est bon de ne pas voir les visages. La suppression des supports donnés par la vue pour identifier les sources sonores est parfois essentielle. Nous découvrons que beaucoup de ce que nous croyions entendre n’était en réalité que vu, et expliqué, par le contexte. L’écoute en aveugle révèle des choses nouvelles. Et puis écouter une voix à la radio met en garde contre le jugement hâtif porté sur autrui, en se fondant uniquement sur l’appréhension extérieure de son corps. Sans doute, en tous temps, faut-il se garder de (mal) juger le corps de l’autre ou de tenter d’en déduire quoi que ce soit à propos de son intériorité. La voix en dit énormément sur l’intériorité, bien plus que le corps !

Lire à voix haute, est-ce si différent de chanter ?
Le lien entre la voix et le littéraire, quand il passe par la lecture à voix haute est vraiment à travailler.
En 1958, le chapitre IX, « Les Sirènes », d‘Ulysse de James Joyce, avait inspiré à Berio une pièce électroacoustique : entièrement composée à partir d’éléments provenant de la voix de Cathy Berberian. Thema, Omaggio a Joyce résulte d’une élaboration sonore extrêmement complexe. Les premières étapes de ce travail ont consisté en de simples lectures du texte, soit dans sa version anglaise originale, soit dans ses traductions française et italienne. Puis, par des lectures à plusieurs voix plus ou moins désynchronisées, les différentes langues ont été réunies dans un contrepoint vocal générant de multiples correspondances musicales.
Mais j’adore aussi la lecture simple à voix haute, celle qui soigne. La lecture à voix haute, qu’on soit seul ou en public, est une évasion nécessaire pour acquérir une vie intérieure à la fois intense et secrète, et surtout hautement réparatrice. Quand la maladie ou la grande vieillesse fait de votre corps un corps-machine qui ne fonctionne plus et vous plonge dans le noir, la lecture à voix haute réinsuffle dans cette machine défaillante du souffle, du désir et du sens. Jusqu’au bout en tout cas, tant que la douleur peut être tenue en respect, cette littérature du souffle vous relie à la communauté des très grands vivants, alors qu’on est réduit par la biomédecine à un corps suspect et brutalement exclu du monde par des expériences intimes, comme le vieillissement ou la solitude, qui isolent et terrifient.
De toute façon, tout écrivain chante, on chante toujours quand on pense, des mouvements involontaires du larynx accompagnent toujours la pensée.
Au commencement étaient les pleureuses : balancements du corps, manoeuvres articulatoires des gémissements. Au commencement étaient les poèmes confiés à la mémoire musculaire des lèvres, des palais, des gorges, des diaphragmes. Les rhapsodes, dans leurs improvisations, à la fois attendues et créatrices, les endeuillés, les enfants, tous se balançaient. On se balançait, les mouvements du corps soutenant les tours de la langue. C’est ce rythme musculaire, mémoire des fibres contractiles, qui est le support des longs poèmes de l’épopée. Cette sensation d’aisance, de parfaite liberté donnée par les souples mouvements de muscles entraînés, exalte, augmente les forces de l’être tout entier. Le prophète et le rhapsode éprouvent des jouissances buccales quand les mots leur emplissent la bouche. Plaisir musculaire de la diction, mais aussi tactile et gustatif.
Et même quand le flot des paroles cesse de jaillir, quand le poète s’assied, quand après avoir tourné longtemps autour des mots, qu’il les confie à l’écriture, il parle encore, d’une parole intérieure, qui n’est pas simplement mentale. Il articule ses mots, les souffle, parfois si faiblement qu’on n’entend aucun son, ne voie qu’un léger frémissement des lèvres, d’ascension de la saillie du larynx.
Dans Son corps extrême, j’étudie la manière dont le langage se noue au corps, dont le langage, par la mise en jeu de l’inspiration/expiration, devient une activité physique intense : « Quand on ne peut pas marcher, parler c’est comme une promenade en forêt, on en est pareillement essoufflée. » Je crois en effet que lire et marcher sont des manières différentes de raconter une histoire. Pour le lecteur, les verbes d’action creusent des cratères d’impact dans la page et s’enchaînent comme des pas, faisant jaillir des étincelles de sens et des courbatures en même temps. On lit et on fait en lisant l’expérience de faits physiques. On lit à la fois des gestes et du passé simple, du sang et des virgules, de la grammaire et du cuir. La lecture essouffle physiquement, comme une vraie randonnée qu’on vivrait en conscience, tout éveil, le lecteur étant celui qui a un compas dans l’oeil, capable d’estimer les distances, l’espace, le volume, l’intensité, la pression, la vitesse et la chaleur des choses. Le lecteur, physique et physicien à la fois, devant la performance d’écriture. Un écrivain qui sait montrer est toujours un physicien. Et le lecteur qui vit dans son corps le mouvement, l’intensité, le poids et la chaleur des choses ne lit pas avec ses pupilles. De même qu’on n’assiste pas, avec les yeux, à une chorégraphie.

Vous établissez un rapport artistique entre inspiration et expiration.
Aux premières aurores du monde, les Muses étaient trois : Mnémè, la mémoire, Médété, la pratique et Aoidé, le chant. Elles engendrèrent les Sirènes, qui leur sont opposées, maîtrisant les arts de la voix, c’est-à-dire la plainte mélodieuse de l’expiration, tandis qu’elles, les Muses, règnent sur l’inspiration, qui emplit, mais ne sonne pas. L’inspiration est la phase du silence dans la voix humaine. Le cri ne s’expulse que dans la colonne d’air. L’inspiration est l’ouverture du corps dans le silence des cordes. L’inspiration est toujours sans voix.
Un prochain roman chez Actes Sud devrait traiter de cette question de l’inspiration. Pour un romancier ou un artiste aujourd’hui, qu’est-ce que l’inspiration créatrice ?

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Published : 2024-03-27
ISBN : 9782330005764
Prix : 14.50 €