Jardins secrets (France Culture)

Août 2010. Régine Detambel est l’invitée de Brigitte Lefèvre dans Jardins secrets, sur France Culture. Suivant la règle de l’émission, elle évoque tour à tour un livre, un lieu, un personnage et deux morceaux de musique. Ici, respectivement : La Doulou d’Alphonse Daudet, un pigeonnier, le peintre Jean Bazaine, l’opéra de Arnold Schönberg intitulé Moïse et Aaron et La peinture à l’huile de Boby Lapointe.

 

Retranscription de l’entretien (extrait)
A propos de La peinture à l’huile de Boby Lapointe

J’ai quinze ans ou seize. Dans la R4 familiale il y a l’autoradio. Boby Lapointe chante La Peinture « à l’hawaïle ». J’ai eu un vrai déclic. Je ne savais pas encore qu’il existait quelque chose d’aussi étrange que le langage. Ça a été ma rencontre avec la langue, avec ce qu’on peut en faire et surtout avec son double fond. C’était tout le réel qui sautait. Les crocod’hawaïles avaient dynamité le monde dans lequel je vivais jusqu’à présent. J’ai eu un vertige de liberté et un rire qui était très très différent d’un rire d’hilarité. C’était mon premier rire métaphysique. Ensuite il y a eu ma période oulipienne et mes premiers pas dans l’écriture. Mais la lézarde était faite. Je crois que j’ai compris aussi la possibilité de l’inconscient et le fait qu’on ne coïncidait pas à nous-mêmes. Plus tard je me suis dit que ce qui avait pu saisir des lecteurs des Romantiques allemands, par exemple, ou des poètes voyants, ça m’avait saisie moi de façon extrêmement populaire, une musique de fanfare dans l’autoradio.

Et je me souviens que je me suis sentie malmenée par la chanson. A cause de sa richesse. Je n’avais pas fini de rire d’une chose qu’il fallait en encaisser une autre, pour laquelle je n’avais aucune préparation ni aucune défense. J’ai pris cette liberté avec le langage de plein fouet. Mais encore une fois c’est pas le rire diaphragmatique, le rire musculaire, qui m’a bousculée, mais c’est l’impression qu’on pouvait donc créer une langue étrangère, compréhensible du premier coup, mais complètement étrangère. Inquiétante étrangeté peut-être ou plutôt inquiétante familiarité.

Je n’aime pas vraiment les calembours, du genre plaisanterie fine à l’eau d’seltz, ni les à-peu-près, mais ce qui m’a fascinée dans la peinture à l’hawaïle, c’est qu’il y avait un mot dissimulé dans un autre : diffiçhawaïle, ça fait deux mots d’un coup. Mais pas comme un mot-valise traditionnel : famillionnaire, cher à Freud ou rhinocérossignol. Ces mots-là se contentent d’accoler le début d’un mot et la fin d’un autre. Alors que chez Lapointe on avait littéralement une mise en abîme de Hawaï dans l’adjectif «difficile» ou dans le substantif «huile». Ces mots s’ouvraient en leur centre pour engloutir Hawaï. Ça déraillait, ça dérhawaïait, ce dérailleur de Boby Lapointe actionnait un aiguillage inédit. Et même si je me disais que ce n’était qu’un jeu de phonétique, ça me faisait trembler comme la découverte de l’autre côté du miroir. Les codes se sont mélangés, le tissu de la langue se déchire, et par cette faille (je crois qu’en grec «faille» peut se dire chaos) une dépressurisation a eu lieu qui a absorbé l’univers d’enfance. Il m’a fallu d’abord Boby Lapointe pour pouvoir rencontrer ensuite les poètes Dada ou Bernard Heidsieck ou Verheggen ou Novarina !

La peinture à l’hawaïle
C’est bien diffic’hawaïle
Mais c’est bien plus beau
Dalida la di a dadi
Que la peinture à l’eau
Ah ! A lo a
Ra pe ti pe ta pe ti pe ti pe to
Ra pe ti pe ta pe ti pe ti pe to
Ça ra bi de ça ra bo
Rien n’est plus beau que la retraite aux flambeaux
Sauf peut-être ma cousine Berthe
Qui s’est fait une indéfrisable
Elle est admirable, on en mangerait
Un tout petit peu tout petit peu tout petit peu …
… … … … …